Les Chevaux de feu

Le premier chef-d'oeuvre de Serguei Paradjanov

Les Chevaux de feu (Тени забытых предков)
URSS 1964 Couleur 1h37
Production : Studios Dovjenko – Kiev (Ukraine)
Réalisation : Sergueï Paradjanov
Scénario : Ivan Tchendeï et Sergueï Paradjanov d’après le roman Les ombres des ancêtres oubliés de Mikhaïl Kotsioubinski (1911)
Image : Youri Ilienko
Musique : Miroslav Skorik
Avec :Ivan Mikolaïtchouk, Larissa Kadotchnikova, Tatiana Bestaeva, Spartak Bagachvili, Nikolaï Grinko, Léonide Enguibarov, Nina Alissova…
Deux enfants s’aiment. Hélas, le père de Marie tue le père d’Ivan. Les jeunes grandissent et leurs sentiments perdurent malgré les familles ennemies qui s’opposent farouchement à cet amour. Alors qu’Ivan est parti en estive, Marie se noie accidentellement. Morte en état de péché puisqu’elle n’a pu se confesser, elle devient roussalka, une ondine condamnée à errer, l’âme en peine. Ivan se résout à épouser Palagna mais Marie le hante. Inconsolable, il se débat, tiraillé entre une morte et une vivante. Découpé en douze chapitres comme autant de mois, le film évoque un cycle de vie et de mort.
L’action se passe autrefois chez les Houtzoules, une population montagnarde de Bucovine et Ruthénie, dans les Carpathes. C’est le premier chef-d’œuvre de Sergueï Paradjanov. Le voilà bien, le creuset soviétique à son meilleur. Rien de tel qu’un Arménien de Géorgie, formé à Moscou, pour ressusciter un monde ukrainien disparu. On évite ici une reconstitution appliquée où ne manquerait aucune écuelle en bois. Car c’est un film habité où jamais les acteurs n’ont l’air déguisé. Une partie du mérite en revient à la caméra agile de l’opérateur Youri Ilienko, élève du génial Sergueï Ouroussevski (Quand passent les cigognes). Ce travail pousse Ilienko à devenir réalisateur. Encore un talent de Paradjanov, révéler les gens à eux-mêmes. Et vous garderez dans l’oreille le son des cors traditionnels en bois et de la guimbarde.
PS : Mikhaïl Kotsioubinski est l’auteur d’une nouvelle qui a inspiré le film Le Cheval qui pleure (1958) de Marc Donskoï.

Cinéma Le Balzac
Dimanche 10 mars à 18h30

La visite

La Tbilissi soviétique, mi européenne, mi orientale. En haut d'une ruelle en impasse, dans l’ancien quartier arménien, une maison en bois, toute de guingois. Au premier étage, cette pièce unique - couche non dérobée, salon de réception et d'exposition, point de rencontre pour tant de visiteurs plus ou moins amicaux - scène d'un théâtre permanent pour cet être singulier.
En cette belle fin d'après-midi d'octobre 1984, nous le surprenons allongé. Nous : Manana, une princesse géorgienne, ange protecteur ; une voisine kurde, attentive aux caprices matériels du maître de céans, et moi, un peu ému et encore émerveillé par son dernier film, la Forteresse de Sourami qui rompt — enfin — avec quinze années de silence...
Sergueï Paradjanov : «  Un petit Français ? Qu'est-ce qu'il veut ? Quelque chose à vendre ? Vends ta veste en cuir. »
Moi : «  Mais il fera froid à Moscou. »
SP : « Vends-la, et achète-toi une touloupe [veste russe en peau de mouton]. C'est la mode à Paris. Tu la porteras de ma part à Yves Saint-Laurent, il t'offrira une robe de soie pour ta princesse... »
Manana : « Allons, Sergueï, parle-lui plutôt de ton film, il l’a vu. »
SP : « Mon film ? Qu'est-ce que ça peut lui faire ? Et il n'a rien à vendre... Le commerce, les antiquités, l'homosexualité, voilà des occupations. »
Manana : « Encore tes provocations… Il n'est pas venu pour ça ! »
Sous les sourcils désordonnés, ses yeux brillent de malice dans ce visage rond, cerné par la barbe, au crane un peu dégarni.
SP : « Il a vu mon film ? Et il lui a plu ? Femmes, tournez-vous ! »
Paradjanov se lève, disparaît sur le balcon et revient après avoir troqué son pyjama contre un incroyable caftan qu'il a lui-même cousu en assemblant des pièces de vieux tissus caucasiens mais dont la forme me rappelle les manteaux des chefs des contrade de Sienne. « C'est un cadeau pour Fellini », dit-il en s'asseyant à la large table qui occupe tout le centre de la pièce. Puis, rapprochant de moi un compotier de figues rouge sang : « Qu'as-tu compris de ce film, rien du tout ? »
Je lui parle de cette extraordinaire première séquence. Sur une lourde croupe dénudée, allongée vers le ciel, une charrette tirée par deux bœufs monte lentement, pleine de paille sombre et d'œufs d'un blanc immaculé. Deux silhouettes vêtues de noir s'en approchent, figures hiératiques du deuil à venir. Une voix de femme chante la terrible légende de la forteresse de Sourami, cri d'une mère éplorée face au destin. Le mur atteint les genoux. Et maintenant ? Ce sont les épaules, puis la tête... La tradition raconte que la forteresse s'écroulait sans cesse, seul le sacrifice d'un enfant emmuré vivant dans l'enceinte la sauva et elle résista aux assauts des Perses. Je lui parle encore de la trame même du film, cet étonnant mélange de peuples, de langues, de religions, si proche de la réalité du Caucase et de Tbilissi, sa ville aux confins de quatre cultures : l'arménienne, celle de son père antiquaire et de sa mère dont le portrait hante ces murs, décédée alors qu'il était en prison ; la Géorgie où il est né et qui lui permet de renouer aujourd'hui avec le cinéma ; l’héritage islamique, persan et turc, (« celui qui a lu la Bible et le Coran comprendra tout » — me dit-il) et enfin la culture russe dont la langue nous permet maintenant de converser.
SP : « Ils [les Géorgiens] refusent ces liens. Ils critiquent mes héros, ce marchand géorgien réfugié à Bakou et son fils qui, de retour au pays, ne saura renoncer à la culture islamique. ». Paradjanov tonne : « Irakli [roi géorgien] était pourtant habillé en costume persan ! Va voir son portrait au musée. »
Je parle encore de cette scène nocturne quand le jeune prince s'emmure, à l'insu de tous et que tout le monde dort, sauf les chevaux.
SP : « Je n'aime pas tourner la nuit. Il faudrait seulement des lueurs de crépuscule, comme chez Vermeer. Regardez cette madone. (Il montre une toile du 19e, sur le mur opposé.) Cette posture de mains, ces doigts si fins. Je l'ai marchandée à Moscou dans un dépôt-vente. Selon la légende, on emmurait un enfant de cinq ans. Mais moi, j'ai préféré ce beau jeune homme de vingt-trois ans. L'oracle, jaloux et esseulé, l'envoie à la mort. Et lui s'y rend triomphant. Il prépare dans la pénombre le mortier et s'emmure vivant, symbole de la fierté de son peuple. »
Tout à coup, le ton monte à propos de la version russe, destinée aux autres républiques de l'Union. L'habitude ici est au doublage. On parle de la difficulté de rendre la richesse de ces dialogues, menés en géorgien, azéri et persan. Paradjanov souhaiterait lire lui-même en voix off un texte russe, tout en laissant audible le son original.
SP : « Je leur ai dit, à Moscou, de faire ce qu'ils veulent. Moi, j'ai fini mon travail ! »
Manana : « Mais c'est toi le réalisateur, le maître. C'est à toi de choisir. »
SP s’emporte : « Il faut une traduction poétique du scénario. Seul quelqu'un comme Bella Akhmadoulina [la poétesse russe] pourrait le faire. Ce n'est quand même pas à moi de m'en occuper ! » Radouci, il me dit en souriant : « Je suis content de ce film. L'opérateur a fait un excellent travail. Ça t’a vraiment plu ? »
La discussion dérive sur l’avenir, ses projets en Géorgie. Paradjanov évoque deux poèmes de Lermontov dont le fameux Démon. Un choix hautement symbolique. Ses amis géorgiens le pressent de terminer le scénario.
SP : « Je vais aller me reposer à Essentouki [au Caucase nord, là où séjournèrent Lermontov et Pouchkine] et j'écrirai là-bas. » Puis il parle de l'exposition de ses œuvres qui s'ouvrira en janvier à Tbilissi, lors de la sortie du film, peut-être... Il se lève brusquement. « Viens voir ce qu'il y aura. » Il m'entraîne autour de la pièce et dans le minuscule appartement boudoir de sa sœur, submergé par les œuvres d'art les plus diverses, qui se fondent ici par la magie de ce collectionneur inspiré qui n’échappe pas toujours à la facilité du clinquant comme certaines scènes du film. Et au milieu des icônes, des tapis caucasiens, des souvenirs de famille, ses nombreux collages chatoyants, le monde de Sayat Nova et La Forteresse : tapisseries, marionnettes, peintures, montages d'objets à la Man Ray comme ces grenades symboliques en bois peint, et ces trois chapeaux pour trois femmes aimées - sa mère, sa femme et Lili Brik. Au centre, cet étrange patchwork de portraits de Paradjanov à différents âges, de la jeunesse à cette rondeur d'aujourd'hui, en passant par les dures années de prison. Un visage qui se transforme, se ride, tout en restant étonnamment chaleureux. « Mais il n'y aura pas que des objets ! Dans l'exposition, j'organiserai des spectacles, du chant et des danses... »
Singulier Paradjanov, provocateur de génie.
Jean Radvanyi
Une première version de cet article est parue dans Révolution, le 21 décembre 1984.

Post-scriptum :
Tbilissi, décembre 2023. Je reviens vers cette maison où je n’étais pas retourné depuis sa mort, en juillet 1990. Le spectacle est désolant.
Outre ses maladies (des problèmes cardiaques, un diabète sévère exacerbé par ses années de camp où on lui refusa tout vrai traitement), la fin de sa vie fut fortement assombrie par l’incompréhension qui entoura ses dernières réalisations. S’il est activement soutenu par plusieurs grands cinéastes géorgiens (Tchkheïdzé, Chenguelaïa, Rekhviachvili…), les attaques publiques qu’il subit à Tbilissi l’accablent et vont le déterminer à faire don de sa collection à ses amis d’Erevan qui créent alors le musée qui porte son nom. Dans la capitale géorgienne bouleversée par la fièvre nationaliste et bientôt plongée dans la guerre civile, rien ne sera fait pour faire de son exceptionnelle demeure un lieu de mémoire. Son fils vendra sa magnifique maison sans que personne ne s’en soucie sur place, amenant à la destruction d’un élément essentiel du patrimoine historique de la ville dont il ne reste plus que des témoignages filmés.
A son ancienne adresse, 10 Kote Meskhi, la cour a été défigurée et réduite, on a détruit sa maison pour y construire un immeuble très laid en brique de trois étages. La fresque qui ornait le balcon terrasse a été détruite et c’est à peine si une inscription discrète signale le lieu. Peut-être ce manque aura–t-il été réparé pour le centième anniversaire de son décès ?
Au demeurant, l’incompréhension n’aura pas été que géorgienne ou soviétique. Lors de la grande rétrospective consacrée au Centre Pompidou au cinéma arménien, en 1993, il est bien sûr intégré dans la programmation. Mais alors que je propose à la direction du Musée d’Art Moderne d’organiser en parallèle une exposition de ses collages en provenance d’Erevan (j’avais obtenu qu’Yves Saint Laurent prenne à sa charge la moitié du budget de l’exposition), je me vois répondre : « Mais ce n’est pas de l’art »…

Jean Radvanyi
 

Soirée hommage à Otar Iosseliani
Lundi 11 mars 2024 au Balzac

Possibilité d'acheter les billets en avance sur place ou par internet www.cinemabalzac.com

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